Retrouvailles avec Jeanne Baret
En 2012, je publiais dans le magazine Ecoute (août 2012) un article (cf. ci-après) consacré à une Bourguignonne au destin peu ordinaire : Jeanne Baret1, la première femme à qui il aurait été donné de faire le tour du monde.
Ma route vient à nouveau de croiser la sienne et cela par deux fois en l’espace de quinze jours : lors de la diffusion par la deuxième chaîne de télévision allemande2 d’un documentaire sur Bougainville et en prenant connaisssance de la dernière newsletter de "La Promesse de l’Aube", la très bonne librairie d’Autun qui accueillera samedi 11 juillet Bernard Morot-Gaudry à l’occasion de la parution en mars dernier de son dernier livre consacré à… Jeanne Barret (cf. photo ci-contre). Si l’histoire a la réputation de ne pas repasser les plats, il en va visiblement différemment de la culture et on ne s’en plaindra pas !
1 On trouve aussi Baré ou Barret.
2 Mythos Tahiti, die Erfindung des Paradieses, Terra X, 14 juin 2020, © ZDF
La bonne étoile de Jean(ne) Baret
Par un beau dimanche de décembre 2011, le botaniste américain Eric Tepe, écoute à la radio l’interview de Glynis Ridley. Cette professeure de lettres a consacré un livre à la première femme, une Française, à avoir fait le tour du monde en bateau. C’était au XVIIIe siècle à bord d’un navire baptisé L’Étoile. Comment Jeanne Baret, la jeune femme en question, a-t-elle réussi à contourner l’ordonnance royale du 15 avril 1689, qui interdisait aux « personnes du sexe » d’embarquer sur un vaisseau de la marine royale, et surtout pourquoi a-t-elle pris un tel risque ?
Par amour pour… un botaniste. À ces mots, Tepe dresse l’oreille.
Enfant des Lumières
Fille de paysans, Jeanne Baret voit le jour en 1740 à La Comelle, un petit village bourguignon. À la mort de ses parents en 1748, la petite orpheline est recueillie par des religieuses d’Autun chez qui elle apprend, outre les bonnes manières, à lire, écrire et compter. À sa sortie du couvent en 1754, elle est chargée de l’éducation des fils d’une famille de petite noblesse. C’est là, à Toulon-sur-Arroux – en Bourgogne toujours –, qu’elle fait la connaissance de Philibert Commerson, un médecin et botaniste. En 1762, la jeune fille entre au service de ce dernier et de son épouse, qui meurt en couches peu de temps après. La présence de Jeanne est un grand réconfort pour le jeune veuf. Il a 35 ans, elle en a 22. Ce qui devait arriver…
Lorsqu’il apparaît au printemps 1764 que Jeanne est « dans une situation intéressante », le couple s’installe à Paris pour éviter le scandale. L’enfant, né en décembre, ne vivra que trois mois. Jeanne surmonte sa peine grâce notamment à l’effervescence intellectuelle qui règne dans la capitale. Il ne faut pas oublier que nous sommes alors en plein siècle des Lumières : L’Encyclopédie de Diderot, par exemple, est en cours de publication. La jeune femme lit, rencontre des gens cultivés, discute et apprend beaucoup de Philibert qui, nommé botaniste et naturaliste du roi, peut désormais se consacrer entièrement à sa passion.
Cap sur l’aventure
Le navigateur et explorateur Louis Antoine Bougainville, qui s’apprête à repartir en expédition, est à la recherche d’un naturaliste. L’astronome Joseph Lalande (1732-1807) lui conseille l’un de ses amis, Philibert Commerson. Or, ce dernier ne souhaite pas se séparer de sa compagne qui, nous l’avons vu, n’a pas le droit de l’accompagner. Qu’à cela ne tienne, le botaniste montera à bord de L’Étoile, le navire ravitailleur de la frégate de Bougainville, en compagnie d’un valet répondant au nom de… Jean Baret !
L’Étoile quitte le port de Rochefort, près de La Rochelle, au début du mois de février 1767 ; elle rejoindra Bougainville, parti en décembre 1766 sur La Boudeuse, quatre mois et demi plus tard à Rio. Lors des escales, le botaniste et son « assistant » descendent à terre et herborisent. De retour à bord, ils trient, classent, nomment et mettent à sécher les plantes rapportées. « Jean » acquiert bientôt de solides connaissances qui lui permettent de seconder efficacement Philibert.
Les deux navires franchissent ainsi le détroit de Magellan, traversent l’océan Pacifique et arrivent à Tahiti au début du mois d’avril 1768. Dans Le Voyage autour du monde (1771), Bougainville raconte : « À peine Baré, qui le [Commerson, NDLR] suivait avec les cahiers sous son bras, eut mis pied à terre, que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme… ». Le stratagème, auquel Jeanne et Philibert ont eu recours pour ne pas être séparés, est brutalement déjoué. Bougainville fait certes preuve de clémence, mais le couple ne peut poursuivre le voyage et est débarqué en novembre 1768 sur l’île de France (Maurice). Tous deux continueront d’herboriser, se rendant même à Madagascar et sur l’île Bourbon (Réunion). Commerson, qui a toujours été de santé fragile, mourra en mars 1773. Il aura toutefois eu le temps de donner le nom de sa fidèle compagne à une plante. Malheureusement, la Baretia bonnafidia sera débaptisée en 1789.
Jeanne épousera en mai 1774 un officier français, Jean Dubernat, avec qui elle repartira en France deux ans plus tard. Elle vivra dans le Périgord jusqu’à sa mort, en 1807.
Tout est bien qui finit bien
À la fin de son interview, Glynis Ridley émet le souhait qu’une espèce porte un jour à nouveau le nom de Jeanne Baret. Or Eric Tepe, que l’histoire de la jeune femme a ému, doit justement baptiser une solanacée (même famille que la pomme de terre et la tomate). Aussitôt dit, aussitôt fait ! Au début du mois de janvier 2012, la presse scientifique américaine valide l’existence du Solanum baretiae.
Sources :
Le Travesti de L’Étoile – Jeanne Baret, première femme à avoir fait le tour du monde, Hubert Verneret, Éditions de l’Armançon, 2011
Le Passage de Vénus (bande-dessinée), Jean-Pierre Autheman et Jean-Paul Dethorey, Éditions Dupuis, 1999 et 2000.
The Discovery of Jeanne Baret: A Story of Science, the High Seas, and and the First Woman to Circumnavigate the Globe, Glynis Ridley, Glynis Ridley
Le Supplément au Voyage de Bougainville, Denis Diderot, 1796
Voyage autour du monde, Louis Antoine de Bougainville, 1771